Alors que le millésime 2020 mûrit doucement en cave pendant que les vignerons taillent leur ceps et préparent leurs mises en bouteilles, les articles et opinions commencent à fleurir sur les tendances pour 2021 dans ce contexte si particulier. Production annuelle soumise aux caprices de la nature, le vin est aussi sujet à des tendances, des modes, des débats qui durent un temps et puis s’estompent pour laisser la place a d’autres dans une émulation parfois stérile mais souvent rafraîchissante et salutaire. Mais il est une tendance de fond qui dure depuis maintenant près de vingt ans et qui semble devenue un lieu commun tant elle est relayée par de nombreuses voix anonymes ou célèbres, c’est le « Bordeaux bashing » ou l’art de dénigrer les producteurs girondins.

La dernière salve en date est venue de manière inattendue de Bernard Magrez, propriétaire du Château Pape Clément, Cru Classé de Pessac-Léognan, et qui déclarait dans un entretien sur Vitisphere le mois dernier[1] : « le Bordeaux bashing, ce n’est pas une chanson, c’est une vérité. Bordeaux n’a pas renouvelé sa gamme [alors que] les amateurs de vins aiment découvrir des nouveaux produits. A Bordeaux, ça ne bouge pas ». L’article a eu un retentissement certain et la semaine suivante c’est Pierre-Jean Larraqué, négociant et propriétaire de Larraqué Vins International qui lui répondait sur le même site[2] « A Bordeaux tout n’est pas noir et l’amalgame que fait Mr Magrez me semble injuste ». Il imitait en cela d’autres personnalités du vignoble qui se succèdent depuis des années maintenant pour dénoncer un acharnement qu’ils jugent excessif ou injustifié. Pourtant, les arguments des détracteurs de Bordeaux sont nombreux : des prix trop élevés, un goût standardisé, un manque d’originalité et d’innovation dans les vins, des producteurs qui auraient délaissé leurs marchés traditionnels et des pratiques viticoles moins écologiques que dans d’autres régions. Voilà en résumé les principales critiques qui alimentent encore le « Bordeaux bashing » aujourd’hui et afin de comprendre si elles sont toujours justifiées en 2021, on revient dessus en détails.
Les Bordeaux sont-ils trop chers ?
L’argument qui revient toujours en premier est celui du prix des vins de Bordeaux souvent perçu comme excessif. Or s’il est vrai qu’une part de la production se vend à des prix élevés, elle ne concerne qu’un volume anecdotique a l’échelle de la région : les grands crus commercialisés sur la place de Bordeaux soit environ 200 propriétés. Selon mes propres archives et le travail de Bertrand Le Guern[3], le prix moyen d’une bouteille d’un grand cru classé en 1855 (hors premiers crus et sauternais) est passé de 29€HT pour le millésime 2008 à 52€HT pour un 2019. "Depuis les années 2000, certains domaines ont été un peu trop gourmands", admettait d’ailleurs Jean-Luc Thunevin, propriétaire du château Valandraud dans une interview à Challenges en 2014[4].
Des prix en baisse jusqu’à 30% pour le millésime 2019, pourtant plébiscité
Les grands vins de Bordeaux sont nettement plus chers aujourd’hui qu’il y a 20 ans c’est un fait, mais un fait qui mérite tout de même d’être éclairé notamment par l’augmentation du coût de production des bouteilles (matières sèches, bouchons, barriques…), la hausse du prix du foncier (comptez 2,2M€ l’hectare à Pauillac contre 1,15M€ en Côte-Rôtie[5]) ou encore la mise en place de systèmes anti-contrefaçons. La hausse de la demande, notamment asiatique, a aussi beaucoup contribué à cette inflation mais le même constat se vérifie dans d’autres régions qui commencent d’ailleurs à s’attirer des critiques similaires, à commencer par la Bourgogne[6]. Par ailleurs, les châteaux bordelais ne sont pas sourds au marché comme on l’entend souvent et la sortie du millésime 2019, pourtant plébiscité par la critique, en est un exemple avec des baisses de prix allant jusqu’à plus de 30%. Certains objecteront que cet effort ne compense pas les hausses passées, certes, mais je ne me souviens pas avoir vu de baisses équivalentes sur les allocations 2019 d’autres grands domaines ailleurs. Enfin, tous les grands vins ne sont pas inaccessibles et il suffit par exemple de goûter le superbe Phélan Ségur 2019 sorti à 30.80€HT pour s’en convaincre. Dès lors, si l’on peut déplorer cet état de fait et comprendre la frustration de certains amateurs, il parait excessif de concentrer cette critique sur Bordeaux seul et surtout injuste de faire de faire pâtir tout un vignoble d’une évolution qui ne touche en réalité qu’un petit nombre de propriétés.
Comme le rappelle M. Larraqué à juste titre, Bordeaux c’est 5660 viticulteurs, 300 maisons de négoces, 29 caves coopératives et 77 courtiers. En 2019, le prix moyen pour du vin tranquille AOC en grande distribution (soit plus de 70% du marché) était de de 6,95€/l. Si Bordeaux s’établit au-dessus de la moyenne nationale à 7,83€/l soit plus cher que la Vallée du Rhône ou le Languedoc, c’est un niveau de prix comparable à celui du Beaujolais ou de l’Alsace. Dans leur immense majorité, les vins de Bordeaux sont donc abordables.

Un goût standardisé, vraiment ?
L’autre critique qui revient souvent pour expliquer le désamour pour les vins de Bordeaux serait un goût trop standardisé par l’assemblage, l’absence de vinification parcellaire, un bois trop présent masquant l’expression du terroir ou la recherche excessive de maturité. Incapable de se renouveler, Bordeaux produirait des vins formatés, guindés, sans surprise.
Commençons par l’assemblage et la trinité des vins rouges de Bordeaux (plus de 80% de la production) : Merlot, Cabernet Sauvignon et Cabernet Franc. Sans disserter sur les qualités respectives de ces 3 cépages, pointer du doigt l’assemblage comme source de conformisme est la fois paradoxal et fallacieux : paradoxal au vu des multiples options que permet l’assemblage et donc de la variété qui en découle, et fallacieux car la pratique, si elle est traditionnelle à Bordeaux, n’est pas une exception. On ne fait pas du « Rhône bashing » en accusant les vins de Châteauneuf-du-Pape ou de Gigondas de conformisme sous prétexte qu’ils sont faits de Grenache, de Syrah et de Mourvèdre. Pour les amateurs curieux, on trouve d’ailleurs de plus en plus de cuvées mono-cépages comme au Clos du Notaire (Bourg AOP L’Usufruit Merlot 2019, 9€) et même sur des variétés moins répandues bien qu’autorisées comme le Malbec (Château Cazebonne, Graves AOP Feldspath de Peyron, Malbec en amphore 2019, 26€) ou le Carmenère (Château Le Geai, Bordeaux Supérieur AOP Le Carmine 2019, 28€).
Merlot, Malbec, Carmenère, on trouve de plus en plus de cuvées mono-cépages et le boisé n'est plus la norme partout
Par ailleurs, si la vinification parcellaire n'est effectivement pas la norme à Bordeaux, non seulement on en trouve de plus en plus d’exemples mais il faut également s’interroger sur sa pertinence. Bordeaux n’a pas l’histoire géologique de la Bourgogne ou de l’Alsace et si la région est riche de terroirs variés, l’échelle n’est pas la même. Dans certaines propriétés, la diversité des sols justifie cette approche mais d’autres brillent au contraire par l’homogénéité de leur terroir. Par ailleurs, la mise en bouteille parcellaire n’est pas nécessairement synonyme de meilleure qualité et le tout est parfois supérieur à la somme de ses parties. En dehors de Bordeaux, c’est aussi l’approche d’un producteur comme Jean-Louis Chave pour qui la richesse et la complexité de l’Hermitage provient justement de l’assemblage de parcelles pourtant géologiquement différentes, et qui ne sort sa Cuvée Cathelin que quand le millésime permet de la produire sans altérer la qualité de l’assemblage principal. Pour autant, entend-t-on des critiques sur le manque de caractère du terroir dans ces vins ?
Les critiques sur l’usage excessif de bois et la recherche d’une maturité parfois excessive n’étaient pas toujours infondées dans les années 2000 mais les choses ont changé depuis. D’abord, il y a des vins de grande qualité avec 100% de bois neuf parfaitement intégré à Bordeaux comme ailleurs et de plus cette proportion n’est plus forcément la norme partout. Entre la cuve inox (Champ des Treilles, Sainte-Foy-Bordeaux AOP Le Petit Champ 2019, 9,50€) et l’usage croissant de cuves béton ou d’amphores, même chez certains grands crus (35% du vin au Château Pontet-Canet à Pauillac), les lignes bougent et si l’usage des barriques reste dominant, les cuvées excessivement riches et boisées se font de plus en plus rares. Il est vrai que l’on trouve encore à Bordeaux beaucoup de vins simples et peu mémorables, mais aussi de plus de plus de crus intéressants, expressifs, plein de caractère, même à moins de 10€. La région est grande, il suffit de chercher un peu ou de demander des conseils à votre caviste.

Des marchés traditionnels un temps délaissés
En Février 2019, Le Monde demandait à 35 sommeliers de choisir une bouteille coup de cœur, pas un ne présenta une bouteille de Bordeaux. Au-delà de l’anecdote, c’est bien d’un désamour des sommeliers qu’il s’agit ou tout au moins d’une méconnaissance : Renaud Laurent, chef sommelier à l’Arôme (Paris, 9ème) déclarait en Avril 2019[7] : « Il y a sûrement de bons rapports qualité/prix sur les bordeaux non classés mais, honnêtement, je les connais peu ». Même en Gironde, les vins locaux sont devenus rares sur les tables au point que Nicolas Martin, directeur de l’office du tourisme de Bordeaux à l’époque, s’emportait en Octobre 2018 sur les réseaux sociaux contre les « restaurants bordelais qui ne proposent pas de Bordeaux dans leur carte des vins ». Cette distance entre une des principales régions viticoles et ses clients interroge et ne se limite pas à la France. Pontus Elofsson ancien chef sommelier du célèbre Noma à Copenhague se targuait de n’avoir aucun Bordeaux sur sa liste quand Paul Grieco propriétaire de bars à vins à Manhattan déclarait en 2010 au New York Times[8] : « Je n’ai rencontré aucun jeune sommelier ces 15 dernières années qui soit un vrai fan de Bordeaux ». D’où vient ce désamour entre Bordeaux et certains de ses prescripteurs et clients historiques ?
Pour Stéphane Derenoncourt, vigneron et consultant œnologue, tout a commencé avec le millésime 1997 « de qualité très moyenne » et « vendu hors de prix ». « Les marchés traditionnels européens ont eu l’impression que Bordeaux ne voulait plus d’eux. […] On a perdu nos vrais prescripteurs, les cavistes, les sommeliers… On a perdu une, voire deux générations de prescripteurs. »[9] En 2017, Ariane Khaida, alors directrice générale de Duclot, un des principaux négociants de la place, allait dans le même sens à propos des Etats-Unis cette fois-ci[10] « De 2008 à 2013, le négoce bordelais a été totalement absent du sol américain. » pointant du doigt la hausse des prix et les espoirs suscités par le marché chinois. Ayant travaillé à Hong Kong de 2007 à 2018, j’ai été témoin et acteur de ce recentrage sur le marché asiatique quand l’Europe se tournait de plus en plus vers d’autres régions viticoles. Aujourd’hui, l’émergence d’une nouvelle génération de vignerons combinée à la prise de conscience par certains châteaux de l’importance d’être prophète en son pays, font changer les choses et de nombreux producteurs reprennent leur bâton de pèlerin pour venir à la rencontre de leurs clients et leur faire pour certains, (re)découvrir Bordeaux !
Bordeaux et le bio
En 2016, un reportage TV dénonçant les dérives d’une partie de la viticulture bordelaise et l’utilisation abusive des pesticides suscitait un émoi national et renvoyait l’image d’une région accrochée à des pratiques viticoles nocives pour l’environnement et les populations. 5 ans après qu’en est-il ? Si certaines de ces pratiques perdurent malheureusement, nombre de châteaux ont pris leurs distances avec ce mode de viticulture. En 2018, près de 14,000 ha de vignes en Gironde sont certifiées en culture biologique ou en conversion soit 12% du vignoble. Si la part du vignoble bio est moindre que dans d’autres départements, elle reste significative et la surface en conversion souligne la tendance. La biodynamie n’est pas en reste avec 59 domaines girondins certifiés auprès de Biodyvin ou Demeter soit plus que dans n’importe quel autre département. On trouve à la fois des grands crus classés comme Palmer (Margaux) ou Fonroque (St Emilion) et des propriétés moins célèbres mais tout aussi engagées comme le Clos du Jaugueyron (Haut-Médoc) ou le Château Falfas en Côtes de Bourg certifié depuis 1995. Les vins sans soufre sont aussi de plus en plus représentés par des cuvées comme L’Ondin 2019 du Château de Bayle (AOP Bordeaux, 10,40€) ou la cuvée Sans Soufre 2019 du Clos du Notaire (Bourg AOP, 14€)
59 domaines girondins certifiés en biodynamie auprès de Biodyvin ou Demeter soit plus que dans n’importe quel autre département

En parallèle de cette démarche écologique, la région réfléchit à l’avenir de ses vins et de ses cépages à l’aune du réchauffement climatique. Sur la base de l’expérience menée à Villenave d’Ornon depuis 2009, l’INAO vient d’autoriser en Décembre 2020 6 nouveaux cépages en Bordeaux et Bordeaux Supérieur AOP :
- Arirnoa, un croisement de Tannat et de Cabernet Sauvignon
- Castets, un cépage rouge local oublié depuis le phylloxéra
- Marselan, un croisement de Grenache et de Cabernet Sauvignon
- Touriga Nacional, une variété rouge portugaise originaire du Douro
- Alvarinho, cépage blanc atlantique originaire du Portugal et de Galice
- Liliorela, un croisement de Chardonnay et Baroque (un cépage du Béarn)
S’ils seront pour le moment limités à 10% de l’assemblage, la réflexion sur la prise en compte du changement climatique est belle et bien amorcée. Quant aux voix qui s’élèvent déjà pour pointer du doigt l’autorisation de cépages étrangers, ils se rappelleront que le Grenache vient en réalité d’Espagne (ou de Sardaigne[11]) et que ça ne l’empêche pas de produire des grands vins expressifs des terroirs de la vallée du Rhône et du Roussillon.
En finir avec le Bordeaux bashing
Voilà 20 ans que les producteurs bordelais sont une cible privilégiée pour les critiques et que le « Bordeaux bashing » est presque devenu un cliché. Si nombre de ces critiques ont pu être justifiées et ont parfois contribué à faire bouger les lignes, il est injuste de continuer à dénigrer toute une région pour des pratiques qui, si elles n’ont pas encore disparu, ne sont ni l’apanage des seuls bordelais ni le credo de tous les vignerons girondins.
Avec ses 110,00 hectares, la première région viticole française a le dos large mais c’est aussi la rançon du succès : comme le note Stéphane Derenoncourt, « Bordeaux avait l’hégémonie des cartes de vins et des marchés ». Depuis les années 2000, on a basculé dans un extrême inverse où il presque besoin de se justifier quand on propose un vin de Bordeaux. Or, avec son climat océanique modéré, son savoir-faire et ses cépages traditionnels, le vignoble girondin sait produire de beaux vins, à la fois expressifs et élégants, des vins de plaisir ou des crus sophistiqués, des grands crus aptes à vieillir comme des canons à boire autour d’un plateau de charcuterie. C’est cette diversité qui fait la richesse de Bordeaux et s’il ne sera pas facile de reconquérir des nouvelles générations qui ont appris à goûter avec d’autres repères, persister à dénigrer systématiquement un vignoble aussi étendu et varié n’a tout simplement plus de sens en 2021.
[1] Bernard Magrez ne croit plus aux vins de Bordeaux,
18 Janvier 2021 par Alexandre Abellan, www.vitisphere.com
[2] Pierre Jean Larraqué : "Bordeaux tourmenté, Bordeaux repensé, mais Bordeaux mort ? JAMAIS !"
22 Janvier 2021 par Alexandre Abellan, www.vitisphere.com
[3] Le Blog de Bertrand Le Guern, http://bleguern.fr/blg/index.php
[4] La vérité sur les ventes de grands crus de bordeaux en primeur, 24 Avril 2014 par Jean-Pierre de la Rocque, www.challenges.fr
[5] Valeur vénale moyenne d’un hectare de vignes sous appellation en 2019 en millions d’euros, Agreste
[6] Où va la Bourgogne ? par Yohan Castaing, 14 Octobre 2020, www.anthocyanes.fr/bourgogne_avenir/
[7] Vins : les pros veulent en finir avec le « bordeaux bashing » par Ophelie Neiman, 24 Avril 2019, www.lemonde.fr
[8] Bordeaux Loses Prestige Among Younger Wine Lovers par Eric Asimov, 18 Mai 2010, The New York Times
[9] Est-ce la fin du Bordeaux bashing ? On va déguster par François-Régis Gaudry, Emission du 13 septembre 2020, France Inter
[10] Vin : à quand la fin du Bordeaux bashing ? par Lomig Guillo, 19 Octobre 2017, www.capital.fr
[11] Wine Grapes, A complete guide to 1, 368 vine varieties by Jancis Robinson, Julia Harding, José Vouillamoz - Allen Lane, 2012
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